Lune

L'histoire d'une petite fille qui voulait savoir ce qu'est la lune.
Qui voulait vraiment savoir.

Récit : Marie Lhuissier
Illustrations : Elis Tamula

Lune

Tom et Lou sont enfants de bergers. Quand l'herbe se fait rare dans la vallée, Tom, Lou et leurs deux parents quittent leur maison et montent sur la montagne où il y a de l'herbe fraîche pour leurs moutons. Mais la nuit, sur la montagne, le loup rôde, à la recherche de moutons à croquer. Alors chaque nuit, chacun son tour, les parents de Tom et Lou restent dehors avec le troupeau, pour surveiller et protéger les moutons. Et souvent Tom et Lou, qui aiment bien la nuit et son scintillement d'étoiles, restent dehors aussi. Ils s'allongent dans l'herbe douce et regardent le ciel. Ils imaginent que les étoiles dans le ciel forment des dessins, et que ces dessins racontent des histoires. Et ils inventent les histoires que racontent les étoiles.
Une nuit, alors que la lune est toute ronde, toute blanche et brillante dans le ciel, Lou demande à Tom :
– Dis, Tom, c'est quoi la lune ?
Et Tom répond :
– Ben, la lune, c'est la lune.
– Oui mais c'est quoi ?
– C'est un fromage de brebis tout frais pour les ours du ciel. Quand ils ont faim ils en croquent un bout et c'est pour ça qu'elle disparaît petit à petit.
Lou sait très bien qu'il n'y a pas de fromage dans le ciel.
– Non mais Tom, sérieusement, c'est quoi ?
– Je sais pas… on n'a qu'à demander à Maman.
Les deux enfants vont rejoindre leur mère qui chantonne, assise contre un arbre.

– Dis Maman, c'est quoi la lune ?
– Ben, la lune, c'est la lune.
– Oui mais c'est quoi ?
– C'est le symbole de la féminité, petite Lou. Quand elle est pleine, comme ce soir, elle est là pour toutes les jeunes femmes, blanches et brillantes, qui commencent leurs vies. Quand elle est en croissant, elle est là pour toutes les femmes, douces et courbées, qui mûrissent et donnent des fruits, qui élèvent des enfants et soignent des animaux. Et quand elle s'éteint, elle est toujours là. Elle est là pour toutes les vieilles femmes, légères et vacillantes, qui vont bientôt partir et ont besoin d'un guide pour ce voyage.
– Et moi ?
– Toi, petit Tom, tu as le soleil, pour te donner de la force et du courage.
– Ah ouais, trop bien !
– Allez dormir maintenant les enfants, demain il faudra se lever tôt pour rejoindre le versant d'en face.
Pendant que son frère dort à ses côtés, Lou essaie de démêler les sentiments à l'intérieur d'elle. D'un côté, elle aime bien l'idée que la lune, toute blanche et brillante dans le ciel, veille sur elle, sur sa mère et sur sa grand-mère. D'un autre côté, elle trouve ça injuste que les garçons aient tout le soleil. Elle est sûre que les filles aussi ont besoin de force et de courage. Et puis surtout, elle a l'impression de n'avoir pas eu la réponse à sa question. Elle marmonne :
– La lune, c'est pas un symbole, c'est une vraie chose. C'est quoi ? D'où est-ce qu'elle vient ? Où est-ce qu'elle va ?
Et elle s'endort en marmonnant ses questions.

Le lendemain soir, à la nuit tombée, les deux enfants vont rejoindre leur père qui compte les moutons, assis contre un arbre.
– Dis Papa, c'est quoi la lune ?
– Ben, la lune, c'est la lune.
– Oui mais c'est quoi ?
– C'est l'œil du dieu qui veille sur le bon ordre des sociétés. Au commencement du monde, son terrible oncle, le dieu de l'orage et de la confusion, le lui a arraché et l'a découpé en morceaux. Mais le dieu guérisseur, dieu des arts et des savoirs, est allé chercher les morceaux au fond des océans, et a reconstitué l'œil. Depuis, l'œil dans le ciel regarde les hommes, et s'abîme ou se reconstitue au gré des luttes entre l'ordre et la confusion, la paix et la guerre.
– Ça veut dire que les jours où je me dispute avec Tom, la lune disparaît un peu ?
– Non, c'est juste un symbole, pour nous rappeler que malgré nos colères et nos impatiences, il faut toujours essayer de maintenir l'ordre et la paix. Et maintenant les enfants, allez dormir, demain il faudra se lever tôt pour la première tonte de l'été.

Pendant que son frère dort à côté d'elle, Lou réfléchit à ce qu'a dit son père. D'un côté, elle voudrait bien croire qu'il y a un dieu qui surveille les hommes et qui empêche la guerre de dévorer le monde. Mais d'un autre côté, elle ne trouve pas que la lune ressemble beaucoup à un œil. Et puis d'ailleurs, son père a dit que c'était un symbole. Un symbole d'œil ? Elle murmure:
– La lune, ce n'est pas un symbole, c'est une vraie chose. C'est quoi ? D'où est-ce qu'elle vient ? Où est-ce qu'elle va ? Elle est grande comment ? Elle est loin comment ?
Et elle s'endort en marmonnant ses questions.

Le lendemain soir, dès la tombée de la nuit, Lou va s'allonger dans l'herbe pour contempler la lune, toute blanche et brillante dans le ciel étoilé. Tom vient s'allonger près d'elle.
– Dis Lou, on joue à trouver le bateau du capitaine et le château de la sorcière dans le ciel ?
– Non, je réfléchis.
– Tu réfléchis à quoi ?
– C'est quoi la lune ?
– Arrête ! On a déjà demandé à Maman et à Papa, on sait !
– Elle vient d'où ? Elle va où ? Elle est grande comment ? Elle est loin comment ?
– Mais on n'a pas besoin de savoir tout ça ! On joue ?
– Moi je veux savoir.
– Pourquoi ?
Lou ne répond pas. Elle ne sait pas quoi répondre. Elle ne sait pas pourquoi c'est important, de savoir et de comprendre. Mais elle veut savoir et elle veut comprendre. Tom s'impatiente :
– Puisque tu ne réponds pas, je m'en vais. Tu n'es pas drôle, je vais jouer tout seul.
Lou regarde son frère s'éloigner en boudant. Elle aimerait bien retourner poser ses questions à ses parents, mais ils ont l'air préoccupés. Les sourcils froncés, ils discutent à voix basse. Si un mouton est malade, ils n'auront sûrement pas envie de parler de la lune.

Alors, Lou se lève et s'en va. Elle tourne le dos à son frère qui boude et à ses parents qui discutent, elle traverse le troupeau de moutons qui la laisse passer sans un bêlement, et elle quitte le campement. Elle marche droit devant elle, sur un petit sentier que la lune baigne de lumière opaline. La lune est face à elle, elle marche vers la lune. Elle marmonne :
– Si tu étais un symbole, tu ne ferais pas de la vraie lumière qui me permet de voir le chemin. Tu es quoi ? D'où est-ce que tu viens, où est-ce que tu vas ? Tu es loin comment ? Tu es grande comment ? Tu es un trou ? Tu es un disque ? Tu es une boule ? Pourquoi tu changes de forme tout le temps ? Tu es vivante ?

– Hé ! Fais attention petite !
Lou sursaute. À ses pieds il y a un lièvre qui la regarde, assis sur ses pattes de derrière.
– Tu as failli me rentrer dedans !
– Pardon...
– Tu es bien petite pour te promener toute seule la nuit. Tu es perdue ?
– Non, je réfléchis.
– On a besoin de se promener la nuit dans la montagne pour réfléchir ? Tu réfléchis à quoi ?
– C'est quoi la lune ?
– Ben, la lune c'est la lune.
– Oui mais c'est quoi ?
– Je n'en sais rien. Je n'ai pas le temps de réfléchir à ce genre de choses, je dois tout le temps courir pour échapper aux loups et aux renards, chercher de la nourriture pour ma famille, et trouver des abris sûrs pour nous protéger. Je n'ai pas le temps de réfléchir à ce genre de choses. Tu devrais demander à une chouette, elles connaissent beaucoup de choses les chouettes, elles savent sûrement ce qu'est la lune.
Et le lièvre, d'un bond, disparaît dans les fourrés.

Lou reste seule, un peu désemparée. Peut-être qu'il a raison, le lièvre : elle ne devrait pas se promener seule la nuit. Elle risque de se perdre et ses parents vont s'inquiéter. Pour se rassurer, elle se parle à voix haute :
– Si je suis le même chemin tout le temps, je ne vais pas me perdre, j'aurai juste à faire
demi-tour. Je vais rentrer bientôt, personne n'aura remarqué mon absence. De toute façon ils sont trop occupés.
Et elle reprend sa marche, les yeux levés vers les arbres, à la recherche d'une chouette. Le sentier pénètre dans les sous-bois, et Lou le suit jusqu'à ce qu'elle voie, sur sa droite, des yeux ronds et jaunes qui luisent dans les feuillages. Alors elle quitte le sentier et se dirige vers les yeux jaunes. Au moment où elle distingue clairement une chouette, la chouette s'envole et va se poser sur une branche plus loin. Lou se rapproche. La chouette s'éloigne. Petit à petit, guidée par la lueur de plus en plus faible des yeux de la chouette, Lou s'enfonce dans les sous-bois.

Quand les arbres au-dessus de sa tête finissent de cacher tout à fait la lune, elle appelle :
– Chouette ! Attends, ne t'en va pas...
– Houhouuu !
– Ne t'en va pas, j'ai une question à te poser.
La chouette s'immobilise, les yeux grand ouverts dans l'obscurité.
– Pose ta question.
– C'est quoi la lune ?
– Ben, la lune, c'est la lune.
– Oui mais c'est quoi ?
– C'est trop loin pour que je sache. Moi, je connais le nom de tous les animaux de cette montagne, l'âge de tous les arbres et les vertus de toutes les plantes. Mais la lune, c'est trop loin. Un jour, quand j'étais jeune, j'ai essayé de voler jusqu'à la lune. J'ai volé très longtemps, je suis allée plus haut qu'aucune chouette avant moi. J'ai volé jusqu'à l'endroit où les oiseaux ne peuvent plus respirer, et la lune était toujours aussi loin. J'ai failli mourir ; la lune c'est trop loin. Tu devrais demander au renard argenté, le monde a peu de mystères pour son regard vif et clair. Il saura peut-être.
Et la chouette, d'un battement d'ailes, disparaît dans les feuillages.

Lou reste seule, complètement perdue. Il fait très sombre, il n'y a plus de chemin. Elle sait qu'il est temps de rentrer, qu'elle s'est absentée longtemps et que ses parents doivent s'inquiéter, mais elle ne se rappelle plus par où elle est venue. Partout autour d'elle, des arbres qui se ressemblent tous. Elle voudrait se mettre à courir, mais dans quelle
direction ? Elle appelle la chouette, en vain. Elle est seule et perdue ; elle ne rentrera pas cette nuit. Elle pense à ses parents qui doivent s'inquiéter terriblement, elle pense à son petit frère qui ne va pas réussir à s'endormir, elle pense à la nuit qu'elle va passer, toute seule dans ce bois sombre. À bout de forces, elle s'assied par terre et se met à pleurer, la tête dans les genoux.
C'est alors qu'elle entend une voix douce tout près d'elle.
– Bonsoir, petite fille.
Elle lève son visage et aperçoit des yeux gris clair, et une forme qu'elle devine être celle d'un renard, avec le bout pointu des oreilles, l'extrémité des pattes et la queue touffue qui captent le presque rien de lumière et le renvoient dans un léger scintillement d'argent.

– Qu'est-ce qui t'amène aussi profond dans la nuit ?
– Je suis perdue, je ne sais pas comment sortir du bois et retrouver mes parents, j'ai peur. – Tu es sûre que c'est ça qui t'a amenée ici ?
– Non, c'est la chouette, j'ai suivi une chouette.
– C'est intéressant, de suivre une chouette. Les chouettes ont longuement survolé la montagne, elles connaissent beaucoup de choses.
– Celle-là ne connaissait pas la réponse à ma question.
– Quelle est ta question, petite fille ?
– C'est quoi la lune ?
– Drôle de question... La lune, c'est la lune, qu'y a-t-il à en savoir de plus ?
– D'où est-ce qu'elle vient ? Où est-ce qu'elle va ? Elle est grande comment ? Elle est loin comment ? C'est un trou ? C'est un disque? C'est une boule ? Pourquoi elle change de forme tout le temps ? Elle est vivante ?
– Non, elle n'est pas vivante.
– Comment tu le sais ?

– Tout ce qui est vivant est un peu imprévisible, un peu mystérieux, un peu fou. Depuis aussi loin qu'on peut se souvenir, la lune croît, s'arrondit, décroît, disparaît, et recommence, sans un retard ni une variation. Son mouvement est aussi prévisible que
celui d'une pierre qu'on lance. Tout ce qui vit se transforme, vieillit et meurt ; la lune est immuable comme une pierre.
– C'est une pierre alors ?
– Je ne sais pas. Je n'ai pas de réponse à tes autres questions, petite fille. Je sais écouter la respiration des arbres, je devine le désir des animaux, je sais lire la peur des insectes, je ressens l'angoisse des hommes. Je comprends ce qui est vivant, ce qui lutte et brille et veut. Je ne comprends pas la lune.
– Alors personne ne sait ?

– Je connais un vieil homme qui pose beaucoup de questions, comme toi. Comme personne ne pouvait répondre à ses questions, il a décidé de chercher les réponses tout seul, en observant et en réfléchissant. Dans la montagne, tous croient qu'il est un peu fou, mais moi je sais qu'il en connaît plus sur le monde que nous tous réunis.
– Il habite loin d'ici ?
– Si nous nous mettons en chemin maintenant, nous arriverons à sa cabane avant le lever du jour. Mais si tu préfères, je peux aussi te ramener vers tes parents.
Lou pense à ses parents qui doivent s'inquiéter terriblement, elle pense à son petit frère qui n'arrive sûrement pas à dormir. Elle a envie de retourner auprès d'eux, mais elle sait que si elle rentre sans réponses, ses questions ne vont pas disparaître. Elle sait que chaque nuit, elle scrutera le ciel avec ses questions toujours intactes et le regret de ne pas avoir rencontré le vieil homme qui observe et qui réfléchit. Alors Lou décide :
– S'il te plait, emmène-moi chez le vieil homme qui observe et qui réfléchit.
– Tu es courageuse, petite fille. Suis-moi.

Et Lou suit le renard argenté qui se fraye un passage entre les arbres. À la sortie du bois, posée sur une branche, la chouette les regarde de ses yeux ronds et jaunes.
– Houhouuu... Vous êtes sûrs que vous marchez dans la bonne direction ? De l'autre côté du bois il y a des bergers qui cherchent une petite fille.
Lou sent son cœur qui se pince, et quelque chose en elle qui la supplie de faire demi- tour. Mais elle répond :
– Nous marchons dans la bonne direction. S'il te plaît, chouette, peux-tu voler vers mes parents et leur dire que je vais bien, que je suis partie chercher ce qu'est la lune, et que je
reviendrai bientôt ?
La chouette cligne des yeux et s'envole ; Lou la regarde s'élever au-dessus de sa tête et disparaître derrière les arbres. Et elle se remet en marche, suivant les pas du renard argenté qui se fraye un passage entre les rochers.

Ils marchent longtemps à travers les pierres, les herbes hautes, les buissons et les ruisseaux, doucement éclairés par la lumière de la lune. Quand la lune se couche derrière l'horizon, Lou aperçoit au loin une petite cabane.
– Tu es forte, petite fille. C'est ici que je te laisse.
Et le renard argenté, d'un glissement furtif, disparaît dans les rochers. Lou reste seule, exténuée. Elle s'avance jusqu'à la cabane, et s'arrête devant la porte. Il fait encore nuit et tout est silencieux. Comme elle n'ose pas frapper, elle s'allonge devant la cabane, sur la mousse, et s'endort.

Quand elle se réveille, elle est allongée dans un lit, au milieu d'une pièce remplie d'objets étranges. Il y a des ardoises recouvertes d'inscriptions à la craie et de dessins, des ficelles et des bâtons de toutes tailles, des miroirs et des morceaux de verre de toutes formes, des cubes, des boules et des objets géométriques de toutes sortes, des ressorts, des sabliers, et beaucoup d'autres objets que Lou ne reconnaît pas.

Elle se lève et sort de la cabane. Juste à l'endroit où elle s'est endormie, un vieil homme est assis, qui la regarde.
– Comment t'appelles-tu ?
– Je m'appelle Lou.
– Que cherches-tu ?
– C'est quoi la lune ?
– Que veux-tu savoir sur la lune ?
– D'où est-ce qu'elle vient ? Où est-ce qu'elle va ? Elle est grande comment ? Elle est loin comment ? C'est un trou ? C'est un disque ? C'est une boule ? Pourquoi elle change de forme tout le temps ? C'est de la pierre ? Du verre ? Du feu ?

L'homme disparaît dans sa cabane, et revient avec une petite boule blanche, un petit disque blanc, et un morceau de carton noir dans lequel est découpé un trou tout rond.
– On va s'occuper d'une question à la fois. Tu me diras ce soir si tu penses que c'est une boule, un disque ou un trou.
Et il lui donne les trois objets. Puis, il se rassied et retourne dans ses pensées.
Jusqu'au soir, Lou ne quitte pas la boule, le disque et le carton troué. Elle les regarde de près, de loin, les retourne, les lance, se demande lequel des trois ressemble le plus à une petite lune.

Quand la nuit tombe et que la lune se lève, Lou la fixe attentivement. Elle est toujours toute blanche et toute brillante, mais elle n'est plus ronde : il lui manque un petit croissant. Soudain, Lou se rend compte que la lune a toujours la même forme : un rond parfait auquel il manque un morceau plus ou moins gros. Elle reprend le petit disque et l'incline un peu devant ses yeux. Ça ne ressemble pas à la lune, c'est ovale ! Puis elle attrape le bout de carton et le tend, incliné, devant ses yeux. Ça ne ressemble pas à la lune, c'est ovale ! Enfin, elle saisit la boule et la tient devant ses yeux en la tournant et en la bougeant un peu. C'est toujours un rond parfait, comme une lune à laquelle il ne manquerait pas de morceau.

Alors qu'elle contemple, côte à côte, la lune et la petite boule qu'elle tient à bout de bras, elle entend la voix du vieil homme, juste derrière elle.
– La soupe est prête et le pain est chaud, Lou. Tu viens ?

À table, elle lui explique pourquoi elle pense que la lune est une boule : parce que c'est la seule forme qui est toujours ronde, quel que soit l'endroit depuis lequel on l'observe.
– Et la lune, elle est toujours ronde ?
– Non, mais elle n'est jamais ovale. C'est toujours un rond moins un morceau, parfois grand, parfois petit.
– Je crois que tu as raison.
Avant d'aller dormir, Lou sort une dernière fois, pour dire bonne nuit à la lune.
– Bonne nuit, Lune. J'aimerais bien croire que tu m'entends et que tu veilles sur moi, mais je crois que tu es une boule. Et demain, peut-être, je saurai pourquoi il te manque des morceaux.

Le lendemain, Lou se lève très tôt, avant le soleil et avant le vieil homme. Elle sort de la cabane avec la petite boule dans la main. Elle observe la boule et réfléchit et observe la boule et réfléchit. Ce qu'il faudrait, pour que la boule ressemble à une petite lune, c'est peindre en noir le morceau manquant... Elle rentre en courant vers la cabane. Le vieil homme est assis devant la porte.
– Bonjour Lou. Que veux-tu ?
– Je voudrais peindre une partie de la boule en noir.

Le vieil homme disparaît dans sa cabane, et revient avec un petit pot de cirage noir. Parce que c'est plus facile, Lou peint la moitié de la boule en noir, comme quand la lune est à moitié pleine. Et alors, miracle ! Quel que soit l'endroit depuis lequel Lou observe la boule, la partie blanche a toujours une forme de lune : parfois pleine, parfois à demi pleine, parfois en croissant. Lou fait tourner lentement la boule sur elle-même et contemple la partie blanche qui prend toutes les formes que prend la lune nuit après nuit.

Jusqu'au soir, contente, Lou joue avec sa boule, explore les trésors étranges de la cabane en faisant bien attention à ne rien casser, et rêve à tout ce qu'elle pourrait comprendre en vivant ici. Quand la lune se lève, toute blanche et brillante, elle sort et s'assied devant la cabane, à côté du vieil homme.
– Mais pourquoi la lune est-elle à moitié blanche, à moitié noire ?

Le vieil homme disparaît dans sa cabane, et revient avec une lampe et une petite boule blanche. Il allume la lampe et la place sur le rebord de la fenêtre, puis il donne la petite boule blanche à Lou.
– Tiens-la à bout de bras devant toi, un peu au-dessus de ta tête, et tourne.
Lou tend son bras un peu au-dessus de sa tête. La partie éclairée de la boule est toute blanche, et l'autre partie toute sombre. Et à mesure que Lou se met à tourner, la partie éclairée prend toutes les formes que prend la lune nuit après nuit.

– Dis-moi Lou, que représente la lampe, à ton avis ?
– Le soleil.
– Et toi ?
– Moi je suis la terre.
– Tu es intelligente, petite. Tu vas repartir demain, je suis heureux de t'avoir rencontrée.
– Mais on n'a pas fini de répondre à mes questions !
– Tu pourrais rester ici des mois sans avoir fini de répondre à tes questions. Tes parents t'attendent, tu pourras continuer à observer et à réfléchir auprès d'eux. J'espère que tu n'auras jamais fini de répondre à tes questions, Lou.
Et le vieil homme, d'un pas tranquille, disparaît dans sa cabane.

Le lendemain matin, Lou se lève tôt pour reprendre la route. Elle marche seule dans la montagne, en suivant le chemin que le vieil homme lui a indiqué. Elle pense à ses parents qui vont sûrement être un peu fâchés qu’elle soit partie si longtemps sans rien dire, mais qui seront peut-être aussi un peu fiers d’elle. Après tout, elle a trouvé presque toute seule des réponses à ses questions, en observant et en réfléchissant ! Dans une poche, elle a la petite boule blanche, et dans l'autre, la petite boule mi-noire, mi-blanche. Elle glisse ses mains dans ses poches pour s'assurer qu'elles sont toutes les deux là et trouve, surprise, un petit papier. Dessus, une inscription mystérieuse :

Peut-être que les éclipses de lune t'aideront à trouver combien la lune est loin ?

Lou sourit.

Pour aller plus loin

Mythologies anciennes

Les explications que reçoit la petite fille au début de l'histoire sur ce qu'est la lune reprennent des éléments de différentes mythologies.
La lune comme un fromage que les ours dévorent vient du proverbe anglo-saxon "the moon is made of green cheese", qui évoque quelqu'un de simplet.
There exists a family of stories in comparative mythology in diverse countries that concern a simpleton who sees a reflection of the Moon and mistakes it for a round cheese (source : Wikipédia)

Les trois états de la lune comme trois états de la féminité, décrits par la mère, sont inspirés de la triade lunaire de la mythologie grecque :
Hécate représente la nouvelle lune, qui symbolise la mort ; Séléné la pleine lune, qui symbolise la maturité dans le cycle de vie ; Artémis le croissant de lune, qui symbolise la naissance. (source : Wikipédia)
L'attribution de la lune à la petite fille et du soleil à son frère fait écho au fait que le frère d'Artémis, Apollon, est le dieu du soleil.

Enfin, la lune comme l'œil d'un dieu fait référence à la mythologie égyptienne.
Horus est une divinité cosmique, un être fabuleux dont les deux yeux sont le soleil et la lune. L'œil gauche d'Horus, ou œil Oudjat, est un puissant symbole associé aux offrandes funéraires, à Thot, à la Lune et à ses phases. Cet œil, blessé par Seth et guéri par Thot, est l'astre nocturne qui constamment disparaît et réapparaît dans le ciel. (source : Wikipédia)

Pour aller plus loin

Matériel :
une boule blanche (par exemple en polystyrène, qu'on peut se procurer dans les magasins Loisirs&Créations)une lampe assez puissanteune pièce sombre
Se placer assez loin de la lampe pour avoir la main éclairée quelle que soit la direction vers laquelle on tend son bras.

Tourner lentement sur soi-même en regardant attentivement les ombres sur la boule. Reconnaître les formes de la lune dans le ciel.

Pour aller plus loin

Mais au fait, où sont les maths ? Il y en a plein !

Forme de la lune
La question qui se pose en filigrane dans l'histoire, c'est de retrouver une forme à partir de son contour apparent, c'est-à-dire du contour qu'on en voit (en supposant que tout soit bien éclairé) . Par exemple, une assiette vue de face et une sphère ont même contour apparent. Si aucune différence de luminosité n'indique le relief et qu'on ne fait pas tourner l'assiette, comment faire la différence entre les deux ?

C'est ce qui se trouve à la base des droodles (énigmes graphiques, de doodle + riddle) comme celui-ci :

Qu'est-ce que c'est ?
Un mexicain qui fait cuire deux oeufs aux plat.

On peut s'amuser à faire reconnaître un objet géométrique tridimensionnel à partir d'un ou plusieurs de ses contours apparents. Avec un cube, par exemple : quand on le regarde par une face on voit un carré, mais si on le regarde par un coin, que voit-on ?

Dans l'histoire, la petite fille énonce sans le dire un théorème : la sphère est la seule forme qui a toujours pour contour apparent un disque.
Y croyez-vous ? Aimeriez-vous le démontrer ?

Certaines formes sans coin ni arête ont pourtant un contour apparent qui n'est pas lisse. Ce n'est qu'il y a quelques années que les mathématiciens ont bien compris cela, mais c'est une autre histoire...

Taille et distance de la lune
Dans l'histoire, la petite fille demande combien la lune est loin, et combien elle est grande. Ce sont deux quantités qui n'ont rien à voir, n'est-ce pas ? Pourtant, la réponse à n'importe laquelle de ces deux questions fournit une réponse à l'autre, à l'aide d'un peu de géométrie (et, plus précisément, à l'aide du théorème de Thalès).



Le terminateur
Quelle est la forme exacte d'un croissant de lune ? L'extérieur du croissant est une partie du contour apparent de la lune ; c'est un demi-cercle. La partie intérieure est la courbe qui délimite l'ombre et la lumière, on l'appelle le terminateur. Comme le soleil éclaire toujours exactement la moitié de la lune, le terminateur est toujours un cercle, (c'est quoi, un cercle sur une sphère ? Ben, par exemple, l'équateur est un cercle sur la terre), mais qu'on voit généralement en perspective. Donc l'intérieur du croissant est une demi-ellipse plus ou moins allongée. Quand elle est allongée à l'extrême, elle est complètement aplatie et c'est demi-lune. Quand elle n'est pas du tout allongée, elle est complètement ronde et c'est pleine lune ou nouvelle lune.

Une question pour finir (qui peut être l'occasion d'une belle et grande promenade) :
Quand on regarde attentivement le terminateur, on voit qu'il est très irrégulier, et donc que la lune n'est pas une sphère parfaite mais a un relief important. Pourquoi ne voit-on pas ce même relief sur le contour apparent de la lune ?

Merci à...

Olivier Druet, qui a apporté le soutien du Groupement de Services Audimath (et beaucoup d'encouragements !) ;

l'ensemble de la MMI, qui a accompagné ce conte depuis ses débuts ;

toutes les personnes qui ont lu, relu, commenté et corrigé les versions préliminaires.

Aitäh : merci en estonien.